A propos de Dieu - deuxième partie - (extraits de "L'homme qui voyait au travers des visages", de Eric-Emmanuel Schmitt)
Cette série d'articles reprend in extenso quelques passages du roman de Eric-Emmanuel Schmitt intitulé "L'homme qui voyait au travers des visages" (http://www.albin-michel.fr/ouvrages/l-homme-qui-voyait-a-travers-les-visages-9782226328830).
Cette série a pour vocation d'offrir au lecteur un accès à deux conceptions / perceptions de Dieu : celle de la juge Poitrenot et celle d'Eric-Emmanuel Schmitt.
Ce deuxième article de la série met en scène 2 personnages clé du roman, Augustin Trolliet, jeune stagiaire dans un quotidien local à Charleroi, et l'écrivain et scénariste Eric-Emmanuel Schmitt, l'auteur de ce roman.. Il relate des extraits qui font suite à une interpellation policière du jeune stagiaire lors d'une enquête consécutive à un attentat perpétré à Charleroi par un jeune homme radicalisé dont il a été témoin et victime. Eric-Emmanuel Schmitt a accepté de recevoir chez lui le jeune stagiaire pour répondre à une interview à propos de la radicalisation.
" [...]
Augustin : Monsieur Schmitt, vous qui êtes intéressé à plusieurs religions en leur accordant une attention respectueuse, vous qui n'avez pas hésité à avouer votre foi, quel jugement portez-vous sur les terroristes qui tuent et s'immolent au nom de Dieu ?
Eric-Emmanuel Schmitt : Me voici doublement triste. Affligé par la violence. Indigné qu'elle se réclame de Dieu.
- Dieu n'est pas belliqueux ?
- Dieu ne parle pas nos langues. Il a besoin d'interprètes.
- Et les interprètes manquent de fiabilité ?
- Aucun ne parle au départ la langue de Dieu.
- Ils l'apprennent.
- çà ne s'apprend pas. On peut étudier la langue des Eglises, la langue des religions, mais pas la langue de Dieu. On ne trouve pas de bilingues Dieu-hommes.
- Même les prophètes ?
- Ils bénéficient de quelques notions. Qui ne dépassent jamais le cours préparatoire.
- Même les mystiques ?
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- Les mystiques rencontrent Dieu mais cette expérience se situe dans un monde à part que ne balisent plus les mots. D'ailleurs, est-ce encore le monde ? Plutôt le revers du monde. Ou la vérité du monde.
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Quand j'ai vécu ma nuit mystique, sous les étoiles, au coeur du Sahara, j'ignorais dans quel espace et dans quel temps la force divine m'emmenait. Je perdais mes limites, celles de mon corps, celles de ma conscience., je quittais la pesanteur autant que les heures, le sol contraint comme la durée subie. Je m'évadais. Et plus je m'éloignais de moi, de mes jalons, plus je recevais. Jusqu'à me dissoudre.
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Revenu à moi, j'étais plein. Plein pour toute ma vie. Enceint de sens. J'avais acquis la foi, c'est-à-dire la confiance dans le mystère. Comment décrire un tel moment inouï, inattendu, à part ? Aucune langue n'a prévu ces pics, cette folie, cette nébuleuse, ces arcanes, cette fondation. Les phrases ondoient à la surface du sensible. Les mots racontent le visible, pas l'invisible ; ils narrent l'expérience ordinaire, jamais l'extraordinaire. Le mystique ne s'exprime qu'approximativement, par métaphores : il est condamné à la poésie.
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Rien que prononcer "Dieu" me coûta. Le terme a été employé en de multiples sens. Quel rapport antre les dieux-esprits de l'animisme, les dieux divers du paganismes, le dieu architecte des philosophes, le dieu principiel des rationalistes, le Dieu personnel des religions, le Dieu unique du Livre, Celui qu'on peint, Celui qu'on ne dessine pas ? Et le mien, qui est-ce ? Celui devant lequel je m'incline. Celui qui donne l'énergie de vivre et d'agir. Celui que je remercie du matin au soir, à chaque inspiration, dans toute prière.
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Je n'ai pas honte de croire. La grâce qui m'a été offerte au Sahara représente, après celui de la vie, le plus magnifique présent que j'aie reçu. J'ai eu deux sortes de géniteurs,[...] mes parents et Charles de Foucauld..
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- Selon vous, la violence des terroristes n'obéit-elle jamais à la violence de Dieu ?
- Le Dieu que je vénère ne déclenche ni pensées ni actions négatives. Il éclaire, il apaise, il produit de l'amour. Loin d'augmenter les fissures ou d'amplifier les divisions, il nous fait pénétrer dans l'unité et l'harmonie du Tout. Il nous remplit de connaissance, pas de jalousie. Il comble nos frustrations ou nous signale leur ridicule. Il nous agrandit au lieu de nous raptetisser, tout en nous ramenant à une humilité modeste. Ce Dieu-là n'exige pas qu'on tue mais qu'on aime et qu'on perpétue la vie.
- Si ce n'est pas Dieu, ce sont les religions qui poussent au crime ?
- Dieu constitue le feu, les religions en dérivent comme des refroidissements. Différentes, elles renferment le même coeur. Un fond unique, universel, flambe à leur origine. Pourquoi se multiplient-elles ? Pourquoi divergent-elles ? Pour des facteurs secondaires. Le feu reste le feu, au-delà des mots et des concepts. Afin de dire cet indicible, le prophète et le mystique transposent, traduisent. Premier refroidissement. Puis les textes circulent, amendés, réécrits. Deuxième refroidissement. Ensuite, les cultes s'établissent, les rites se définissent, les Eglises se construisent. Troisième refroidissement. Enfin, pour unir les masses de façon claire et simple, les dogmes remplacent le feu. Et là, çà peut devenir polaire !
[...]
Cependant, les religions gardent un axe. Elles combattent les instincts égoïstes des hommes, elles les arrachent à la jungle pour les mettre en société, les les élèvent au-dessus de la brutalité pour leur inculquer la loi, celle qui vaut pour tous. Elles substituent un ordre spirituel au chaos de pulsions individuelles. Les religions éduquent, socialisent, pacifient. De tout temps, elles nous ont amenés à un degré de maîtrise supérieur, nous ont fait transcender l'animal. Les religions redessinent l'humanité comme horizon. Certains athées militants - et pas des moindres, d'Epicure à Freud - affirment que les religions ont créé Dieu ; moi j'estime qu'elles ont créé l'homme.
- Qu'entendez-vous par l'homme ?
- Un bipède sans plumes plus malheureux que l'animal, car habité de questions dont il n'obtiendra jamais les réponses. Une quête inachevée.
[...]
Si je vous entends, Monsieur Schmitt, les religions, quoiqu'elles nous parlent de Dieu, au nom de Dieu, et prétendent nous y conduire, s'éloignent de Dieu, du feu initial, du coeur brûlant capté par les mystiques et les prophètes. Pensez-vous qu'elles s'en écartent trop ?
- Oui.
- Parfois ?
- Toujours. Les religions commencent divines, elles finissent humaines. De manière générale, les institutions comme les civilisations foncent vers leur disparition, car le temps les vide. En vieillissant, la forme prend plus d'importance que le fond, le contenant compte davantage que le contenu. Ce qu'on appelle la décadence.
- Tel serait le destin de toute religion, la décadence ?
- Oui. Sauf si la religion est de temps en temps revivifiée par des êtes exceptionnels, saints, théologiens, artistes, mystiques, qui savent enlever la poussière, rafraîchir le sens, revenir à la source, créer de nouvelles aubes avec les matins d'hier. Les trois religions du Livre - judaïsme, christianisme et islam - survivent ainsi ...
- Pensez-vous que toutes les religions se valent ?
- Voilà la question que j'aurais préféré que vous ne me posiez-pas.
[...] "
A suivre !